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Quel bonheur pourrions-nous connaître si nous devions tuer ceux de notre propre sang au combat ?
Bhagavad-gitâ.
Quand il leur annonça, après la collation de midi, qu’il avait l’intention de se faire la péri, les hommes de son commando tabassèrent l’Exécuteur. Ils se disaient que cela le ferait revenir à la raison, ou à tout le moins l’empêcherait physiquement de faire au pas de course le tour de la Pointe des Caps infestée de démons. Mais cela ne marcha pas.
— Je sais pourquoi tu fais ça, lui dit son chef de section.
On le surnommait l’« Aigle » et il était marié à la propre sœur de l’Exécuteur, chez eux, à Lilliwaup. Ils étaient en train de bavarder en privé derrière les gros blocs qui bordaient le camp de réfugiés de Kalaloch.
— Comme tous ceux qui sont obligés de faire ça, tu en as ras le bol de ces tueries. Tu voudrais faire quelque chose de bien pour quelqu’un, laisser une assurance sur la vie à ta famille. Ce n’est pas ça ?
L’Exécuteur se contenta de rester adossé au rocher et de contempler un coin de ciel bleu où de petits nuages blancs faisaient la course.
— Qui touchera ta solde ? continua l’Aigle. Ta maman ? Ton frère ? Ou cette petite blonde que tu t’envoies de temps en temps au camp ?
La main de l’Exécuteur se propulsa aussitôt vers l’Aigle, mais s’arrêta à un doigt de sa gorge. L’Aigle ne broncha pas. Il ne bronchait jamais.
— Mon frère, répondit l’Exécuteur.
L’Aigle jura entre ses dents puis murmura :
— Est-ce que ce ne serait pas mieux de retourner là-bas ? La tournée est presque finie, le plus dur est passé. On rentre à la maison dans un mois. Tu te rends compte ? Un mois… Si c’est ce que tu veux (il regarda prudemment à gauche puis à droite) on réglera ça à la maison. On en reparlera là-bas.
— Je ne me vois pas rentrant à la maison, lui dit l’Exécuteur. Toutes ces choses que j’ai faites… Je ne suis pas quelqu’un de normal, et toi non plus. Comment veux-tu qu’on retourne là-bas ? Comment ?
— Alors, tout ce que tu trouves, pour ne pas rentrer, c’est de te faire la péri, de courir comme un fou jusqu’à la Pointe des Caps et retour. Tu sais quelles sont tes chances. Lichter a réussi il y a un mois. Spit a récolté la valeur d’une année de points-rations. Deux sur vingt-huit. C’est un véritable suicide et tu le sais très bien.
— Dans les deux cas, ma famille en profitera, dit l’Exécuteur d’une voix monocorde à peine audible par-dessus le sifflement léger de la brise. Si j’échoue, ils touchent l’assurance et ma dernière solde. Et si je réussis, ils auront les enjeux.
— Peut-être, grogna l’Aigle. Mais c’est toi qu’ils veulent. Si je rentre sans toi, ma sœur me fera la peau du cul.
— Je ne peux plus reculer. Tu le sais très bien. Mieux que personne. Ils devraient nous mettre dans un endroit spécial, ou nous laisser nous occuper une fois pour toutes de ces Enfants de l’Ombre et nous installer à leur place, n’importe où, pour que nous n’ayons plus à faire de mal à qui que ce soit…
Un sanglot monta dans la gorge de l’Exécuteur et l’Aigle regarda ailleurs. Passant prudemment la tête derrière son rocher, il vit le reste du commando déployé aux abords de la plage, deux par deux dos à dos pour se prémunir contre une attaque éventuelle des démons ou des Ombres.
— Tu es mon beau-frère, mais oublions ça pour l’instant, reprit l’Aigle. Tu es le meilleur homme que j’aie jamais eu sous mes ordres. Si les autres sont encore en vie, c’est grâce à toi. Tu ne crois pas que ça compte, non ?
— Ça compte pour de la merde, répondit l’Exécuteur. Ça veut dire seulement que j’ai plus d’oreilles dans ma sacoche que n’importe qui d’autre. Ils nous jettent des pierres et des détritus et nous leur répondons avec des lasers et des crashfeus. Putain de merde ! Si c’étaient des bêtes, nous dirions que ce n’est même pas sportif.
— Je pense…
— Et moi, je crois que tu ferais mieux de cesser de penser à ma place et de commencer à penser pour ton propre compte. J’ai appris ici à tuer, mais je n’ai pas encore appris à aimer ça. Ni à passer une seule putain de nuit tranquille. Aux dernières nouvelles, il n’y avait toujours pas de jobs offerts aux assassins à Lilliwaup.
Il se releva, épousseta son treillis et soupesa la crosse de son laser.
— C’est comme ça et personne n’y peut rien, dit-il. Je vais me faire la péri, que tu me laisses prendre les paris ou non. Tu es obligé d’admettre que l’enjeu vaut le coup, et j’ai l’intention d’y ajouter un petit bonus.
L’Aigle regarda nerveusement la grève, la falaise et les éboulis de blocs autour d’eux. L’endroit était infesté de capucins vifs et sa nervosité était normale. Sans compter qu’ils avaient détruit dernièrement au lance-flammes deux tumeurs de névragyls dans le même coin, et rien ne donnait la chair de poule à l’Aigle autant que les névragyls.
— Allons-y, soupira-t-il.
Ils rejoignirent le reste de la patrouille sur la grève. Déjà, les rayons ardents des soleils de l’après-midi effrangeaient les nuages de la tempête quotidienne, illuminant les récifs luisants autour de la Pointe des Caps. Le promontoire étroit s’avançait dans l’océan sur trois kilomètres et c’était l’un des endroits les plus célèbres pour ceux qui voulaient se faire la péri.
Le jeu remontait aux tout premiers temps de la présence humaine sur Pandore. Les premiers colons avaient l’habitude de parier qu’ils étaient capables de faire le tour de leur mur d’enceinte au pas de course, sans armes ni vêtements. Il s’agissait d’échapper aux démons en échange d’émotions fortes et de quelques points-rations. Bien qu’officiellement illégale, cette pratique avait connu un renouveau parmi les forces de sécurité de Vashon.
Dans l’ancien temps, ceux qui avaient survécu à l’épreuve se tatouaient un chevron au-dessus du sourcil pour attester leur prouesse et la tradition avait été rétablie. Par contre, le parcours se situait en différents endroits, comme la Pointe des Caps, connus pour être peuplés de différents démons. Les deux survivants sur vingt-huit dont l’Aigle avait parlé représentaient exactement le double de la moyenne habituelle.
— Les paris se prennent toujours à deux contre un, déclara l’Exécuteur. Chacun de vous s’aligne sur un mois de ma solde. Ça signifie que je toucherai une année de solde quand je reviendrai.
— Quand il reviendra ! Écoutez-le parler, ironisa McLinn.
— Mais ça ne me suffit pas. Il me faut cinq contre un, reprit l’Exécuteur.
— Cinq quoi ?
— Il a dû recevoir un coup sur la tête !
— Pas question.
— Merde, fit McLinn. À cinq contre un, il est capable de réussir. Moi, je ne marche plus.
— Ecoutez-moi d’abord, leur dit l’Exécuteur. Vous voyez ce gros rocher là-bas, au large de la pointe ? Non seulement je me ferai la péri, mais une fois arrivé au bout je nagerai jusqu’au rocher et retour. Si vous acceptez cinq contre un.
— Ne vous endormez pas, les gars, leur dit l’Aigle, et tous les regards scrutèrent aussitôt les alentours. À rester si longtemps immobiles, nous faisons une cible excellente. N’oubliez jamais ça. Alors, vous vous décidez ? Vous pariez ou non ? Il se fait la péri ou non ?
— Ça marche pour moi.
— Pour moi aussi.
— D’accord.
— Voilà ma mise.
Chacun des hommes donna cinq carnets de coupons en dépôt à l’Aigle. Chaque carnet représentait un mois de points-rations dans le secteur civil. L’Exécuteur donna cinq des siens contre les vingt-cinq autres. L’Aigle s’abstint et l’Exécuteur n’insista pas pour qu’il participe.
— Rends-moi un service, lui dit-il.
— Tout ce que tu voudras, fit l’Aigle.
— Tu donneras mon nom à ce récif. Je veux qu’il y ait quelque chose pour que les gens ne m’oublient pas. Un rocher, c’est bien plus permanent qu’un homme.
— Le Récif de l’Exécuteur. Ça ne sonne pas trop mal, fit McLinn. L’Aigle lui jeta un de ces regards qui clouaient au sol et McLinn trouva un prétexte pour aller faire le guet un peu plus loin.
— Si tu dois le faire, fais-le, déclara l’Aigle. Pour ma part, j’aime autant te griller la cervelle sur place que te voir partir là-bas. Je crois même que je ne vais pas tarder à le faire si tu ne te dépêches pas de foutre le camp.
— Voilà tous les papiers, lui dit l’Exécuteur en lui tendant un paquet. Mes arriérés de solde, ma pension, ma police d’assurance, tout ça va à mon frère.
— Et les oreilles, elles vont à qui ?
— Va te faire voir.
L’Exécuteur passa la main par le col de son treillis et montra à l’Aigle le collier qu’il s’était fait avec les petites oreilles séchées. Bien qu’elles fussent humaines, elles ressemblaient davantage à des coquillages, maintenant, ou à des tortillons de cuir brun. Il dégrafa son treillis et le retira sans un mot. Puis il remit à l’Aigle son laser et se mit à courir vers le cap, uniquement vêtu de ses bottes. Le lourd collier bringuebalait autour de son cou comme le cerceau d’un moutard.
Ils se relayèrent pour faire le guet en le suivant avec leurs jumelles.
— Il est presque à la pointe, annonça McLinn. Qui veut parier qu’il va enlever ses bottes pour se jeter à l’eau ?
Le taciturne qu’ils surnommaient « Arc-en-ciel » releva le pari pour un mois de solde. Tous les autres se taisaient ou scrutaient le cap avec leurs jumelles spéciales à la recherche de capucins ou, pis encore, de névragyls. Arc-en-ciel perdit son pari. Ils furent tous sidérés de le voir arriver jusqu’au récif.
Personne ne doit être aussi surpris que lui, se dit l’Aigle.
— Il a déjà gagné sa place dans l’histoire, s’esclaffa McLinn.
L’Exécuteur se dressa au sommet du récif, cria quelque chose qu’ils n’entendirent pas et secoua son collier en direction du ciel comme une malédiction.
Le capucin devait être en train de faire la sieste aux soleils de l’autre côté du récif. Lorsqu’il bondit, l’impact entraîna l’Exécuteur avec lui une bonne dizaine de mètres plus loin dans l’étroite bande de mer qui séparait le récif du cap. Une partie de l’écume qui remonta à la crête des vagues était verte, ce qui prouvait qu’avant de mourir l’Exécuteur s’était débrouillé pour faire couler le sang du capucin. Ni l’un ni l’autre ne reparut jamais à la surface.
L’Aigle paya les paris et mit les papiers de l’Exécuteur dans sa poche. Quand il fit un paquet du treillis, du laser et du reste de l’équipement de son beau-frère, aucun de ses hommes n’osa croiser son regard. Il aboya quelques ordres brefs et avança sur le flanc de la colonne qui rentra lentement au camp en continuant de ratisser le terrain.